Charles Leben (1945-2020), par Olivier Jouanjan

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Le professeur Charles Leben est mort le 5 août dernier à l’âge de 75 ans. Ce fut une très triste nouvelle pour tous ceux qui l’ont connu, même un peu seulement. Je crois que beaucoup eurent comme moi le sentiment, dès qu’ils apprirent cette nouvelle, qu’ils l’avaient trop peu connu. Il suffisait de rencontrer une fois cet homme-là pour l’apprécier et, si d’autres occasions de converser avec lui se présentaient, pour ressentir à son endroit une irrésistible amitié. Toute discussion avec lui avait une densité particulière, portée par une voix singulière, toujours un peu hésitante : on sentait que Charles était sans cesse à la recherche du mot juste, de l’argument convenable, de l’idée significative. D’où cette sorte de prudence vocale qui m’a toujours frappée, une voix si modérée qu’on ne peut imaginer qu’il puisse en venir un mot qui soit plus haut que l’autre. C’était la voix modérée d’un homme modéré en même temps que d’une intelligence supérieure. Une voix rare qui fait tant de bien à son interlocuteur. Une voix un peu tremblante qui exprimait pourtant une fermeté de principes et une clarté d’idées peu communes.

Toutefois, cette fermeté de convictions pesées en raison n’ouvrait jamais la porte au dogmatisme. Il reconnaissait aux autres le droit irrévocable de le contredire, car je crois que cet admirateur de Perelman savait qu’il n’y a de rationalité possible, dans les affaires politiques, morales et juridiques du moins, que dialogique. Je me souviens de la soutenance de ma thèse, consacrée au principe d’égalité et dont les arguments théoriques principaux étaient précisément dirigés contre un article de Charles paru à la RDP en 1982. Bien sûr, il était au jury. Amicitia in disputatione : tel est le sentiment qui me reste lorsque je repense à cet échange.

Charles était ferme sur ses principes parce que ces derniers étaient ceux de l’ouverture au dialogue et de l’amour de l’argumentation. En cela, il était un homme libéral au sens classique – et le meilleur – de ce terme aujourd’hui malheureusement fort incompris. Sa culture – pas seulement juridique, mais aussi littéraire, philosophique, religieuse et même cinématographique – était impressionnante, mais jamais il ne s’en prévalait pour impressionner l’interlocuteur, fût-il un contradicteur. À chaque fois que j’ai parlé de Charles avec d’autres collègues, et notamment depuis le 5 août, un mot sans cesse est revenu pour caractériser sa personnalité, celui de bienveillance. La bienveillance ne signifie pas admettre l’opinion d’autrui et s’y plier pour ne point le froisser, mais l’accueillir en soi pour argumenter avec elle et, le cas échéant, contre elle, dans le respect à la fois de la raison commune et de la personne qui la soutient. En ce sens, Charles fut certainement l’un des hommes les plus bienveillants qu’il m’a été donné de connaître.

Qu’on me permette ici d’évoquer quelques souvenirs personnels. J’ai rencontré Charles pour la première fois au début de l’année 1986 à la Faculté de droit de Dijon : il y était professeur et je venais d’être recruté comme « allocataire d’enseignement supérieur », à l’époque où l’on donna à ceux qui remplacèrent les assistants disparus un nom d’assistés. Les professeurs m’ont réservé là un accueil exceptionnel. Je ne peux malheureusement les citer ici, qu’ils me pardonnent. Mais, parmi eux, il y eut Charles Leben. J’ai eu le privilège de rentrer chaque mardi soir à Paris en sa compagnie par le même TGV. J’ai tant appris de lui lors de ces voyages. Je lui dois d’avoir commencé à comprendre quelque chose à la pensée de Kelsen. Ce fut un extraordinaire complément de ma formation juridique, théorique et philosophique. Mais il ne donnait aucune leçon, laissait libre de contredire, c’était une véritable maïeutique socratique. Ces voyages sont pour moi inoubliables.

C’est bien sûr en tant qu’internationaliste que Charles Leben a acquis une grande réputation. Evidemment rattaché à l’Institut des Hautes Études Internationales de l’Université Panthéon-Assas, qu’il a dirigé, il était aussi, depuis fort longtemps, membre « associé » et très actif de notre Institut Michel Villey. La philosophie, la théorie et la culture juridiques ont constitué l’autre champ principal des travaux de Charles. On rappellera les essais importants qu’il fit paraître à la revue Droits : « Droit : quelque chose qui n’est pas étranger à la justice » (n° 11, 1990) ; « De quelques doctrines de l’ordre juridique » (n° 33, 2001) ; « Troper et Kelsen » (n° 37, 2003) ; « L’argumentation des juristes et ses contraintes chez Perelman et les auteurs du courant rhétorico-herméneutique » (n° 54, 2011). On peut ajouter les contributions aux Mélanges offerts à Claude Courvoisier (« Norberto Bobbio et le droit international », Utopies. Entre droit et politique, Éditions universitaires de Dijon, 2005) ainsi qu’à ceux qui furent publiés en l’honneur de Michel Troper (« Campagnolo et Kelsen, ou les mésaventures d’un maître avec son disciple », L’architecture du droit, Paris, Economica, 2006). Précisons que, s’il admirait Kelsen, Charles n’était cependant pas un « kelsénien », en tout cas pas de stricte obédience : son goût pour la « Nouvelle rhétorique » de Perelmann l’en empêchait à l’évidence. Il aimait trop ce qui fait la chair même du droit – sa dimension rhétorico-herméneutique – pour laisser celle-ci se dessécher sur les branches de l’arbre logique du formalisme.

Dans le large domaine de la philosophie et de la théorie du droit, sa contribution la plus originale restera certainement l’ensemble de ses travaux consacrés à la culture du droit hébraïque, spécialement dans ses rapports avec le droit naturel moderne dont on évoquera trois contributions majeures, encore une fois à la revue Droits : « Maïmonide et la codification du droit hébraïque » (n° 27, 1998) ; « Judaïsme et droits de l’homme » (n° 44, 2006) ; « La référence aux sources hébraïques dans le droit de la nature et des gens au xviie siècle » (n° 56, 2012). Puisque Charles était un homme profondément reconnaissant, il a aussi réuni et présenté, en deux volumes qui ont fait date, certains des écrits de deux de ses maîtres : Hans Kelsen, Écrits français de droit international (PUF, 2001) ; Charles Eisenmann, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques (Éditions Panthéon-Assas, 2002).

Il nous appartient donc aujourd’hui de dire à son épouse, sa famille et ses nombreux amis toute la gratitude que nous éprouvons envers l’universitaire intègre, le collègue bienveillant, ce grand savant qui, toujours, restait modeste. Pour tout dire : envers l’homme de bien que fut le professeur Charles Leben. Il nous manque déjà.

 

 

Charles Leben et l’Institut Michel Villey,
par Denis Baranger, Directeur de l’Institut Villey

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Nous avons appris avec beaucoup de tristesse le décès de notre collègue et ami le professeur Charles Leben. Grand internationaliste, Charles Leben fut aussi, comme l’a rappelé Olivier Jouanjan, un éminent spécialiste de théorie du droit et de culture juridique. Il était membre de longue date du Conseil de l’Institut Michel Villey. Son assiduité à nos réunions ne s’est jamais démentie. Ses conseils et ses propositions, adossés à d’abondantes lectures dans plusieurs langues, ont été précieux, y compris lorsque notre ami refusait, avec son élégance et sa discrétion bien connues, que son nom apparaisse. Quelques mots, parfois seulement un nom d’auteur, lui suffisaient à orienter nos travaux dans un sens particulièrement fécond. Il était également fréquent de croiser Charles Leben à nos conférences ou tables rondes. A plusieurs reprises, nous lui avions proposé d’intervenir sur certains thèmes de nos colloques, mais il a toujours refusé courtoisement, invoquant un gros travail qu’il était en train de mener sur l’histoire du droit international. Il nous confiait ses doutes de pouvoir l’achever en raison de son état de santé. Espérons néanmoins que des fragments de cette grande enquête pourront être publiés. Ce serait l’ultime trace laissée par ce grand savant.

 

Qu’on me permette ici de rappeler deux souvenirs. Un jour, jeune agrégé, j’avais exprimé devant lui un intérêt pour la culture juridique hébraïque. Quelques semaines plus tard, une grosse enveloppe m’attendait au courrier. Elle contenait des reproductions d’articles qui constituaient une magnifique bibliographie introductive à ce domaine que Charles Leben connaissait si bien. Je fus, on le devine, très sensible à cet acte de générosité intellectuelle. Je garderai aussi la mémoire, plus récente, d’une conférence sur un grand auteur de l’école du « droit des gens » prononcée – car cela arrive – par un intervenant qui, ayant sous-estimé le poids de l’érudition et la difficulté du sujet, n’avait pas saisi toutes les subtilités de la pensée de cet auteur. À la suite de cette intervention, qui avait suscité une sorte de gêne diffuse, une main se leva dans l’assistance : celle de Charles Leben. Quelques phrases de sa part suffirent à faire comprendre, sans la moindre agressivité et avec la plus grande courtoisie, que l’intervenant avait erré. C’était, si on me pardonne cette expression, du grand art. Une nécessité scientifique s’était accomplie : ne pas laisser le faux prévaloir. Mais la correction avait été accompagnée de grandeur morale. Celui qui devait être corrigé n’avait pas été publiquement humilié. Celui qui avait apporté le correctif avait agi avec modération, tempérant son propos au point qu’un auditeur inattentif aurait pu ne pas comprendre ce qui se produisait là. Quand le porteur de pareilles vertus quitte la communauté des hommes, et notre plus petite communauté universitaire, il va de soi que la perte est immense. À l’Institut Michel Villey, l’absence de notre maître, collègue et ami Charles Leben sera douloureusement ressentie. Seule la lecture de ses travaux et nos souvenirs de sa personne combleront ce grand vide.